Histoire de l’émigration bigourdanne

Contrairement à d’autres régions de France comme l’Aveyron pour la colonie argentine de Pigüe ou la région de Barcelonnette pour le Mexique, l’émigration des Aquitains est restée longtemps ignorée des chercheurs bien qu’elle s’étende sur la longue durée  du XVIIe au XXe siècles[1], sans omettre une tradition d’émigration beaucoup plus ancienne en direction de la péninsule ibérique. Seul l’historien Vicquois René Massio[2] a dénoué les fils de cette histoire complexe en partant, pour l’essentiel, d’archives privées concernant des plantations de Bigourdans au XVIIIe siècle à St Domingue. Pourtant, les départs se font en masse au XIXe siècle, avec des dizaines de milliers de jeunes gens[3].

A partir de minces indices locaux (archives familiales pour l’essentiel, passeports…), le chercheur  peut découvrir la passionnante histoire des émigrants de nos régions. Il ne faut pas se décourager dans cette quête, tant la recherche est difficile dans des pièces d’archives très dispersées et qui, pour la plupart, ne donnent que des renseignements parcimonieux[4]. Mais nous vivons à l’époque d’Internet, ce qui a modifié considérablement les conditions de la recherche et on peut franchir allègrement frontières et océans pour communiquer avec les informateurs d’outre-Atlantique.

C’est dire aussi que les sources orales tiennent une place de choix dans cette recherche qui se réfère essentiellement au milieu du XIXe siècle (1850-1860). C’est effectivement une des deux grandes périodes d’émigration avec les années 1869 à 1872, comme cela apparaît sur les graphiques établis avec les statistiques issues des archives militaires[5]. Dans les deux cas notre département connaît une grave crise multiforme. De fait, durant les années 1848-1860, les Haut-Pyrénéens ont dû subir[6] une crue dévastatrice en 1854, la crise de l’oïdium qui ravagea les vignes hautes, une épizootie qui toucha surtout les juments poulinières, des grêles fréquentes notamment dans la région des coteaux, des aléas climatiques détruisant les récoltes…Il s’en est suivi de gros problèmes de subsistance et une surmortalité importante. De plus l’industrie textile est également en proie à la crise  qui entraîne un  chômage comme l’a montré André Galicia pour Ancizan en vallée d’Aure[7].  Il est donc évident que la région devenue répulsive ne retient plus ses enfants et que l’émigration connaît un sommet bien compréhensible. Moins importante, l’émigration continue cependant entre les périodes de crises ce qui montre que les facteurs d’émigration sont plus nombreux et plus complexes que la simple crise économique.

Il y a d’abord cette habitude très ancienne d’émigration vers la péninsule ibérique et les Antilles (aux XVIIe-XVIIIe siècles). En effet, malgré la Révolution et l’Empire, des liens subsistent et les rares archives disponibles montrent bien la survivance de ces mouvements. Cependant, le facteur majeur, c’est l’augmentation de la population qui, amorcée au XVIIIe siècle, va conduire au point culminant de la population départementale en 1846 : on arrive alors à 251 285 habitants, nombre qui ne sera jamais plus atteint. Dans certains cantons ruraux on constate des densités critiques qui, compte tenu des ressources agricoles disponibles, conduisent inévitablement à la recherche de nouveaux moyens de subsistance. Il s’agit de l’émigration temporaire vers des zones proches où l’agriculture nécessite une main d’œuvre très abondante en période de moissons, de vendanges, de « fauchaison » (dans la vallée de l’Ebre par exemple), de récolte des olives (dans toute l’Espagne)…Les Landes proches ont notamment des besoins particuliers pour mettre en valeur les marécages par l’assainissement : il faut, en effet creuser des fossés, d’où l’utilisation d’une main d’œuvre issue de notre département et qualifiée de « fossoyeurs » ou autres « travailleurs de terre » particulièrement nombreux dans la zone des coteaux. Mais on trouve aussi les marchands de sangsues ou les colporteurs de livres de Barousse, ces derniers parcourant de très longues distances, dans toute la France. On peut y ajouter encore les chevriers (comme ceux de la vallée de L’Ouzom) qui parcourent les villes pour la vente de lait frais. Les « burrayres » d’Ossun, spécialistes du transport ou roulage, assurent l’essentiel des transports « lourds » vers la vallée de la Garonne, Agen en particulier. Mais cette émigration temporaire précède très souvent l’émigration définitive, ce qui constitue une constante générale des migrants.

Dans ce contexte très favorable, les agents d’émigration, représentant pour la plupart des armateurs bordelais, vont distiller leur propagande, basée sur la facilité de s’enrichir dans des pays disposant d’immenses territoires vierges, et dissimulant les risques, les dangers, les problèmes. L’état français met très souvent les candidats à l’émigration en garde contre « les promesses trompeuses » de ces agents qui ne cherchent qu’à gagner de l’argent facilement. Le marché hebdomadaire est l’endroit privilégié de leur action. Une place particulière doit être faite au docteur Auguste Brougnes[8], propriétaire de Caixon qui veut soulager les paysans trop nombreux sur des terres trop exigües, en fondant une colonie agricole dans la province de Corrientes dans le nord de l’Argentine. Il propose une émigration sans risque, « avec garanties » ; il promet des terres, une habitation, des outils, des semences, du bétail… Malgré l’échec final de son entreprise, il a pu faire migrer un millier de nos concitoyens entre 1854 et 1857. A la même époque, le gouvernement paraguayen recrute aussi des colons pour une colonie agricole en bordure du Chaco, la Nouvelle Bordeaux. Mais ce qui compte, avant tout, au moment de prendre la décision de partir, c’est l’exemple de réussites. Ainsi, nous dit l’instituteur Ducasse de Bordes : « nous avons à Bordes quelques habitants qui ont été en Amérique chercher fortune. Ils ont eu du succès… et font de l’Amérique du Sud des descriptions séduisantes. Là, à les entendre, les rues sont pavées de dollars et les fleuves roulent des lingots d’or. De tels discours ne sont pas perdus, et chaque année quatre, cinq, six jeunes gens s’embarquent à Bordeaux pour l’empire des Incas ». « Chacun cherche un bien-être meilleur que celui de ses parents » nous révèle l’instituteur d’Anla en Barousse. Souvent, ce sont les parents, les amis ou les concitoyens installés outre atlantique qui appellent à venir s’installer près d’eux. En temps de guerre, notamment, on part aussi pour échapper au service militaire qui, si l’on a tiré un  mauvais numéro, dure plusieurs années[9], sept ans de 1832 à 1867, cinq ans de 1868 à 1872. Par la suite, à l’époque du service universel, la période sous les drapeaux n’excède pas trois ans. Bien des motivations personnelles entrent également en jeu comme la situation de cadet (surtout dans la première partie du XIXe siècle[10] où le code civil tarde à s’imposer), les fâcheries familiales, la situation de mère célibataire, le goût de l’aventure…

Toujours est-il que notre département participe à tous les mouvements de départ, vers l’Algérie et les colonies, vers la péninsule ibérique et les Antilles (où l’émigration n’est plus que résiduelle), et surtout vers les pays d’Amérique où le sud et le nord sont concernés.

En effet, en tête des pays d’accueil de nos Haut-Pyrénéens, on trouve l’Argentine[11] et l’Uruguay (mais les mouvements entre les deux pays voisins sont constants comme le montre A. Galicia), puis les Etats Unis où la Louisiane[12] domine largement. Suivent le Venezuela, le Chili, le Brésil…  Certains facteurs ont pu jouer en défaveur de l’émigration comme la guerre de Sécession aux Etats-Unis (1861-1865), la politique anti-française du dictateur Rosas en Argentine qui suscita le blocus du port de Buenos-Aires par la flotte française (1838-1840 puis 1845-1848), la guerra-grande en Uruguay et le siège de Montevideo (1843-1851).

Tous les cantons du département sont touchés par les migrations vers l’étranger. Paradoxalement, les vallées d’Aure et du Louron  figurent parmi les zones les moins concernées. L’émigration y est moins faible en 1857 (plus de 5,5 % du total pour chacun des deux cantons) sauf en Louron[13]. Les listes de passeports pour 1870-71 et 1880-82 montrent la même faiblesse, même par rapport à la population. La liste des insoumis en 1916 permet de nuancer légèrement pour le canton d’Arreau qui en compte plus de 3% du total. Bien entendu les faibles densités de population des régions montagneuses en sont la première cause, mais cela n’empêche pas le canton d’Aucun[14], autre canton de montagne, de figurer parmi les premiers en 1916 aves les départs vers la Californie, et en particulier San Francisco où ils deviennent souvent blanchisseurs. On doit donc penser à d’autres facteurs explicatifs, le maintien d’une émigration temporaire ou définitive vers l’Espagne, le recours plus fréquent aux ports espagnols pour partir vers l’Amérique, les migrations à l’intérieur du territoire national… Mais la recherche doit continuer pour trouver d’autres éléments. La majeure partie des émigrants quitte, cependant, les villes et la région des coteaux où le canton de Trie domine largement avec  pour destination la Louisiane où ils deviennent souvent bouchers, parfois restaurateurs à La Nouvelle Orléans. La basse vallée de la Neste figure également parmi les zones les plus marquées par les départs[15]. Le canton d’Ossun migre lui, essentiellement vers le Vénézuela, et ce, depuis longtemps.

Notre époque est celle des changements en ce qui concerne l’histoire de l’émigration de nos régions du sud-ouest. Les contacts, en effet, sont restés fréquents entre régions de départ et pays d’accueil durant la première génération au XIXe siècle. En témoignent les lettres et les cartes postales, l’échange de photos, les voyages et le fait que beaucoup d’enfants d’émigrés sont envoyés dans la patrie d’origine pour suivre des études ; c’est le cas notamment du lycée Théophile Gautier à Tarbes, de l’institution de Saint-Pé ou de celle de Garaison. Mais  la deuxième génération a fait de grands efforts pour s’intégrer à la nouvelle patrie en oubliant la langue et les origines de la famille. Les contacts ont été rompus après la première guerre mondiale. Cependant, la génération actuelle s’intéresse fortement à la recherche de ses racines et essaie de renouer les relations avec la France. A l’initiative de Jean Puyade, une association franco-argentine de Béarnais[16] (AFAB) est créée en 1994 à Buenos–Aires suivie à partir de 2000 par la création à Montevideo de l’Association franco béarnaise d’Uruguayens[17] (AFUB). Quelques années plus tard, des associations correspondantes sont fondées dans notre région : les amis de l’AFAB en Béarn[18] en 1995, l’Association Bigorre Argentine Uruguay (ABAU) à Séméac[19] en 2003. Les voyages de retrouvailles se sont donc multipliés dans les deux sens, facilités par Internet. Une revue, PARTIR, sous titrée Archives et mémoires de l’émigration pyrénéenne, paraît aussi deux fois par an, à l’initiative de l’AME (Association pour la mémoire de l’émigration[20]). Elle ne se veut pas seulement une revue d’histoire, mais aussi un collecteur, un réceptacle de cette mémoire orale familiale menacée de disparition par sa nature même.

On pourra ainsi découvrir le destin passionnant d’émigrants qui, à force de courage, de ténacité, de travail, de désir d’intégration,  ont pu constituer un  patrimoine important : la « saga des Griet[21] » constitue l’histoire d’une réussite avec la « Sociedad Griet Hermanos » qui posséda une plantation de canne à sucre de près de 5000 hectares et une raffinerie de sucre dans la province de Tucuman ; parallèlement les Griet de Buenos Aires ont fondé une fabrique de parfums très connue. A Tarbes, le banquier Estébenet est revenu fortune faite de Bahia Blanca en Argentine ; il va devenir un des bienfaiteurs de la ville de Tarbes. Darramon de Vic revenu de la Nouvelle Orléans où il était à la tête d’une société commerciale, essayera de créer un fonds d’aide aux émigrants pour faciliter le départ, une fois revenu au pays. C’est là l’exemple de réussites basées sur une certaine solidarité familiale que l’on retrouve assez souvent[22].  Mais ce n’est pas le seul mérite du chercheur qui doit découvrir ce que sont devenus les autres émigrants, les « sans grades » qui se sont contentés de vivre ou de survivre dans un milieu souvent peu favorable ou qui sont rentrés au pays. Certes les renseignements obtenus sont maigres, mais c’est le moyen de faire progresser l’histoire de l’émigration qui attend beaucoup de ces monographies familiales ou communales que nous souhaitons nombreuses.

Robert Vié, président d’honneur de l’Association Guillaume Mauran et co-fondateur de l’Association Bigorre Argentine Uruguay

[1] Robert Vié, La fuite, Bigorre et Quatre-Vallées, SNERD, Pau, 1981, p.417-458.

[2] René Massio, La Bigorre et St Domingue au XVIIIe siècle, Annales du Midi, 1954 ; Inventaire de deux habitations à St Domingue, La Porte océane, 1954.Voir pour aller plus loin le répertoire des publications de cet auteur ; ADHP, brochure 239 bis.

[3] Largement plus de 100 000 pour les Pyrénées-Atlantiques (alors Basses-Pyrénées) et 25 000, évaluation que nous avons réalisée pour les Hautes-Pyrénées..

[4] Ariane Bruneton, l’émigration pyrénéenne, une histoire en miettes, Partir, Archives et mémoires de l’émigration pyrénéenne, N° 1, mars 2010, p.9-15.

[5] ADHP, série 1 R4. Ces documents permettent de comptabiliser les absents aux conseils de révision. Cf J. Legendre et R. Vié, L’émigration dans la région tarbaise au XIXe siècle, A travers l’histoire de Séméac, Association Guillaume Mauran, Tarbes, 2006, p.79-105.

[6]  R. Vié, Une enquête démographique en 1861 : émigration et crise, Rabastens et son canton, Association Guillaume Mauran, Tarbes, 2011, p. 187-207.

[7] André Galicia, De la vallée d’Aure en Argentine, Tournay, 2013, 144 p.

[8] Jeannette Legendre et Robert Vié, Le docteur Brougnes et la colonisation agricole en Argentine au milieu du XIXe s., dans Alexis Peyret, Actes du colloque international de Serres-Castet d’octobre 2002, Pau, UPPA, 2008, p.155-183.

[9] Ariane Bruneton et ,Robert Vié, Emigration et service militaire, Partir N° 2,novembre 2010, p.2-8.

[10] Période où le partage égalitaire des successions prôné par le code civil a bien du mal à s’imposer.

[11] L’Argentine ne supplante véritablement l’Uruguay qu’à partir des années 1855-1860. Rappelons qu’il faut attendre la période 1879-1880 pour que la Pampa soit entièrement conquise et colonisée après la guerre du Désert.

[12] Jeannette Legendre, Des coteaux de la Baïse et du Bouès à la Nouvelle Orléans au XIXe siècle, Bulletin de la Société Ramond, 1997, P. 47-80.

[13] Compte tenu du faible nombre total des migrants recensés (passagers de trois navires affrétés par le docteur Brougnes)

[14] Et dans uns moindre mesure celui d’Argelès.

[15] Rober Vié, Emigration des Hautes-Pyrénées d’après les listes d’insoumission (fin XIXe – début XXe s), Tarbes, Association G. Mauran, 2014, 89 p.

[16] Jean Puyade, Les Argentins redécouvrent leurs racines, Migrance, N¨° 26 spécial dirigé par Ariane Bruneton, Histoire et mémoire de l’émigration vers les Amériques : initiatives et expériences institutionnelles et associatives, p. 67-72.

[17] Nelson Bacou, Les Uruguayens du Béarn, Ibidem, p.72-73.

[18] Agnès Lanusse, Des gaves au Rio de la Plata, Ibidem, p. 75-79.

[19] Jeannette Legendre et Robert Vié, Bigourdans des quatre horizons, Ibidem, p.88-92.

[20] AME, 41, rue du colonel Gloxin, 64000 Pau. Le numéro 14 de la revue est paru en septembre 2016.

[21] André Galicia, opus cité.

[22] On consultera les articles de Jeannette Legendre dans la revue PARTIR, et on pourra  se référer à : Jeannette Legendre et Robert Vié, Emigration et émigrants dans la région de Galan, Galan et son canton, Tarbes, Association Guillaume Mauran, 2008, p.101-133 ; Jeannette Legendre, L’émigration en Rivière Basse, La Rivière Basse, Tarbes, AGM, 2012, p.155-173.